Finalement, pas besoin de louer une voiture pour se rendre au Grand
Canyon. Une navette m'y conduit depuis ma base arrière chez Henry à
Flagstaff, à 150 km de là. J'en profite pour nous situer. Le Grand
Canyon est dans le Nord de l'Arizona, Etat voisin de la Californie et
du Nevada. Et qui dit canyon, dit rivière au fond du canyon. Au jeu
des 1.000 francs, qui aurait gagné en répondant que c'est le
Colorado qui coule dans le Grand Canyon ?
Depuis Flagstaff, la route monte pour atteindre le plateau du
Colorado, région immense et plate, plus grande que le Royaume-Uni et
l'Irlande réunis, qui s'étend sur les Etats du Colorado, de l'Utah,
de l'Arizona et du Nouveau-Mexique.
Cliquer sur la carte pour l'aggrandir
Me voici donc arrivé aux portes du Parc national du Grand Canyon.
Mais on ne voit toujours rien. Je file planter ma tente parce qu'il y
a du monde, malgré l'heure matinale, et je n'ai pas envie de
m'entendre dire que le seul camping à trente kilomètres à la ronde
est complet. L'excitation monte ; je me dirige maintenant vers
le "rim" ("rive" serait la meilleure
traduction, en gros c'est le bord du canyon). Je ne verrai rien avant
de l'avoir atteint.
Et là, d'un coup, tout apparaît, tout se déroule sous mes yeux.
Comme tout le monde, je reste bouche bée devant la puissance que
dégage le lieu. Une raison unique : ses dimensions. Le Canyon
mérite bien son adjectif de Grand. La rive d'en face est à 15-20
kilomètres à vol d'oiseau. Dans certaines directions, on voit à
plus de cent kilomètres à la ronde, sans toutefois avoir un aperçu
global des 450 kilomètres du Canyon. Et le fond du Canyon est à
1500 mètres en contre-bas. On pourrait y empiler près de cinq Tour
Eiffel... verticalement bien sûr ! C'est tellement encaissé
qu'on ne voit quasiment jamais la rivière.
Mais évidemment, comme tout le monde, j'étais aussi arrivé avec ma
représentation et des images du Grand Canyon. Et au final, ça ne
collait pas tout à fait à la réalité. Là, c'est pour trois
raisons : la visibilité, les couleurs et l'aspect chaotique.
1. Visibilité, parce qu'il y a en permanence une espèce de voile,
lié à la pollution qui vient du Sud de la Californie (à l'Ouest)
ou parfois du Nouveau-Mexique (à l'Est).
2. Couleurs, parce qu'en arrivant sur le bord pour la première fois
en pleine journée, il n'y a quasiment pas d'ombre et le soleil
frappe de plein fouet les pierres, leur donnant une couleur
grisonnante uniforme – alors qu'à d'autres heures de la journée,
on pourra admirer toute la palette du rouge au vert en passant par
l'ocre et le gris.
3. Aspect chaotique, enfin, parce que le Canyon ne s'est pas érodé
de manière uniforme sur toute sa largeur, sachant qu'en plus, les
rivières affluant dans le Colorado ont elles aussi contribué à
"grignoter" les rebords et creuser des canyons secondaires.
J'ai donc fait les réglages nécessaires sur mon appareil photo
(contraste, lumière et saturation) pour un meilleur rendu des prises
de vue.
Quand on voit ça, on comprend facilement que le Canyon fasse l'objet
de toutes les attentions. Les Etats-Unis en ont fait un Monument
National dès 1908, puis un Parc National en 1919. Et 60 ans plus
tard, en 1979, le Grand Canyon fait partie des premiers sites
inscrits sur la liste du Patrimoine mondial de l'Unesco. Plus de 400
Park Rangers veillent à sa préservation et à l'accueil des quelque
4,5 millions de personnes qui, comme moi, l'auront visité en 2012.
Je passe ma première journée sur le bord du Canyon, me rendant à
plusieurs points de vue différents. Cet endroit est vraiment
fascinant. Mais je sens bien que je pourrais avoir une expérience
encore plus intéressante si je m'enfonçais dans ses entrailles. Je
me renseigne donc sur les possibilités de randonnée au cœur même
du Canyon. Je passe au bureau des randonnées "backcountry"
(en pleine nature). Vingt minutes après, je ressors avec mon permis
spécial et mes réservations dans les bivouacs en contre-bas. Et
voilà, dès le lendemain c'est parti pour trois jours de rando.
Quand on reste sur le bord, on change son point de vue
horizontalement, certes. Mais effectivement, descendre offre une
perspective totalement différente. La première image qui me vient
en tête, c'est celle d'une passoire de plage géante. Ne me dites
pas que je suis le seul à être fasciné par le lent écoulement du
sable dans une passoire de plage et les motifs qui apparaissent petit
à petit.
La descente est d'abord abrupte. Dieu merci, je ne suis pas sensible
au vide. Puis les pentes sont moins raides, puis à nouveau plus
escarpées. Et ainsi de suite en fonction des couches de roche que
nous traversons. Mettons pause quelques instants, le temps de vous
raconter rapidement l'histoire du Canyon.
En gros, il y a deux milliards d'années, a commencé un phénomène
de déposition de sédiments, en différentes couches de composition
différente, sur ce qui était alors submergé par l'océan. Puis, il
y a 65 millions d'années (au moment de la disparition des
dinosaures), ce qui est aujourd'hui le plateau du Colorado s'est
élevé des eaux, à plus de 2000 mètres. Je vous épargne la
théorie de la tectonique des plaques, le phénomène de convection
et la dérive des continents. Et je fais un bond jusqu’il y a 5
millions d'années. Là, le Colorado commence à parcourir le plateau
du même nom et à creuser le Grand Canyon dans la partie sud. Les
roches étant de composition différente, alternant couches friables
et couches plus dures, l'érosion (liée au fleuve, mais aussi à la
pluie et au gel qui fait se fissurer la roche) rend certaines
portions plus abruptes que d'autres. Et ainsi laisse apparaître des
couches de différentes couleurs. De haut en bas, on trouvera du
calcaire, du grès rouge (forte présence de fer oxydé ; de la
rouille, quoi!), calcaire à nouveau mais plus gris-vert, et enfin,
schiste au fond. On a ainsi une frise du temps puisque les roches au
fond du Canyon datent de 1,7 milliard d'années, tandis que celles du
haut, de 230 millions d'années.
Retournons dans notre étuve. Oui, parce qu'il fait chaud à
l'intérieur du Canyon. La température est de 20°-25°C en haut
avec un petit vent frais, mais elle monte à plus de 35°C quand on
descend. Et tout ça bien sûr quand on a la chance de trouver de
l'ombre ! Vu l'environnement, il y a donc peu de monde qui
s'aventure en randonnée dans le Canyon. J'ai presque envie de dire
« tant mieux » ! Mais on trouve une faune très
diverse et peu farouche. Cela va des lézards aux écureuils, en
passant par de petits cerfs et des condors californiens réintroduits
récemment.
La vue est vertigineuse en haut de la dernière partie (celle en
schiste si vous avez bien suivi). On est à pic, à 500 mètres
au-dessus du Colorado. Dommage pour ceux qui ont le vertige et qui ne
peuvent pas profiter de ce point de vue magnifique. Mais moi, je me
suis régalé ! (vidéos disponibles dans l'article précédent)
Arrivé en bas, on traverse un tunnel qui aboutit sur un pont
enjambant le fleuve. Le chemin mène rapidement au Colorado qui
semble bien paisible et appelle à le rejoindre. Mais non !
Impossible de se baigner. Les courants sont mortels, et l'eau
glaciale de toute façon. Je me rabats donc sur un affluent, où se
situe mon camp du jour. Je me baigne et me lave sommairement au
milieu des cerfs qui broutent en plein bivouac. Les écureuils en
attendant s'en seront pris férocement à mon petit sac, tentant
d'atteindre le mélange de cacahuètes et de noix qu'ils avaient dû
sentir. Désormais je n'oublierai plus de mettre toute ma nourriture
dans les containers en fer prévus à cet effet, comme pour les ours
dans le Yosemite.
En me promenant en fin de journée le long du Colorado, j'aperçois
un gros carton, au bord du chemin. Je ris seul en lisant le message
qu'a sans doute laissé le coursier de FedEx proche du burn-out :
« Enjoy this! As of June 1st we
will NOT deliver mail anymore! »
(« Profitez-en ! À partir du 1er juin, nous ne
livrerons plus les paquets ! »). Visiblement, il n'a pas
pensé à utiliser les mules que certains empruntent pour descendre
dans le Canyon.
Ce que j'aime dans le camping, c'est qu'on se cale beaucoup plus
naturellement sur le rythme du soleil. Lever tôt, coucher tôt. Ça
fait beaucoup de bien et permet de marcher le matin "à la
fraîche". Deuxième jour, j'entame la remontée. Pas trop
compliqué ; je m'arrête à mi-pente pour le deuxième bivouac.
Là j'y rencontre Alex, un Français qui fait un road-trip à travers
les Etats-Unis. Chic type, chouette rencontre. On va admirer le
coucher de soleil au-dessus des falaises vertigineuses. Selon moi,
c'est le plus bel endroit du Canyon : le fleuve tumultueux à
500 mètres sous nos pieds, et les rives du Canyon qui nous entourent
du haut de leur 1000 mètres. On est littéralement au milieu du
canyon. En fin de journée, les roches prennent des couleurs
différentes. Il faut aimer le rouge ! On a toute la palette qui
va du rouge ocre au rouge bordeaux en passant par le rouge orangé.
Le lendemain, je remonte "à la surface" avec Alex avant
qu'on ne se quitte, lui pour reprendre sa route vers Las Vegas puis
la côte californienne, moi pour rester 24 heures de plus. Je
rencontre Robb, un Park Ranger, passionnant et intarissable sur
l'histoire et la géologie du Canyon. Le soir, j'assiste à un
magnifique coucher de soleil (tu aurais adoré, Papa!) pour boucler
en beauté ces quelques jours magiques.