C'est avec cette phrase que je quitte Victor et Reyna, qui m'ont
hébergé une semaine à Agua Prieta, à la frontière mexicaine. Non
seulement parce que je vais faire mes premiers pas seul au Mexique
mais surtout parce que ce jour-là, pour la première fois depuis
janvier, je pars sans savoir où je vais atterrir le soir. Tout ce
que je sais c'est que ce bus va m'envoyer à Chihuahua, ville
tentaculaire d'un million d'habitants, où le camping n'est pas une
option. Je suis sensé être hébergé par Enrique, mais je n'ai plus
de nouvelles de sa part depuis deux jours. Je pars donc à
l'aveuglette. Arrivé à la gare routière, à la nuit tombante, pas
de portable, pas d'internet, et aucun téléphone public qui
fonctionne. De toute façon, je n'ai même pas le numéro d'Enrique
sur moi, uniquement celui de Victor. Seul espoir : qu'Enrique
m'ait envoyé un mail dans la journée en réponse aux miens. Taxi,
centre ville, cyber-café ouvert tard (ouf!) et au bout de deux
heures et demi me voilà enfin avec mes hôtes. Première expérience
en pleine "nature" mexicaine riche en émotion.
Deux jours tranquilles à Chihuahua. Adorables, Enrique et Adria me
font découvrir leur ville le soir en rentrant du boulot et
rencontrer leurs amis. Rien de mieux pour encore progresser en
espagnol et découvrir ce nouveau pays, cette nouvelle culture.
Puis je prends le train de Chihuahua,
en direction de Los Mochis, dans l'Etat de Sinaloa (du même nom que
le cartel...) sur la côte du Golfe de Californie. Mais avant
d'arriver à destination, je m'arrête 48 heures à Creel, charmante
bourgade à l'entrée de ce que les Mexicains nomment las
Barrancas del Cobre (le Canyon du Cuivre). Un peu d'histoire :
les
Espagnols en découvrant ce canyon aux couleurs trop vertes pour être
honnêtes ont cru qu'ils avaient découvert des mines de cuivre.
L'histoire et la géologie prouveront qu'ils se sont trompés mais le
nom est resté. Et en espagnol, c'est au pluriel parce qu'il s'agit
non pas d'un seul, mais bien d'un ensemble de six canyons reliés
entre eux.
Je me réjouissais de ce que beaucoup m'avaient présenté comme une
option "touristique" à mon itinéraire. J'en étais sûr,
j'allais rencontrer des compagnons de route ! Ce ne sera pas
pour tout de suite ; l'auberge de Creel est vide. Par la même
occasion, je dois aussi oublier la possibilité de partager avec
d'autres une excursion avec un guide. Mais vous verrez quelques
photos de Creel.
Je reprends mon petit train. Ce train est un vrai trait d'union. Si
vous prenez une carte, vous ne verrez rien que des petits villages
(quand on les voit !) et aucune route. C'est le vide, que seul
traverse une ligne de chemin de fer. El Chepe (pour Chihuahua
Pacifico) est le seul moyen de transport longue distance (l'hélico
n'est pas une alternative ici). Du coup, ce train est un vrai village
miniature. On retrouve tout le monde : la grand-mère et son
balluchon, l'idiot du village, le petit couple et leurs deux enfants,
les jeunes qui ricanent bêtement quand les filles passent, le
paramilitaire avec sa mitraillette en bandoulière, les petits vieux
en jeans, chemise à carreaux, santiags et chapeau de cowboy, et les
femmes en habit traditionnel de la tribu indienne des Tamahumaras.
Tout le monde se connaît ou presque. Moi je connais personne et pour
tout le monde je suis le gringo (terme légèrement péjoratif
qui désigne les Américains). Et ça jacasse, ça grignote, ça
écoute de la musique tout fort, ça déjeune sur le quai de la gare
où on s'arrête un moment à l'heure du déjeuner. Bon enfant. Ça
me change de la tension sourde qui régnait à Chihuahua.
À nouveau pour 48 heures, je m'arrête à Bahuichivo (vous en faites
pas, moi aussi j'ai du mal avec les noms propres). L'objectif est
d'arriver à Urique, au fond du canyon du même nom. Cela fait
plusieurs jours que je cherche sans trop de succès comment m'y
rendre. Par des forums, j'avais juste vaguement entendu parler d'un
vieux bus scolaire. Vous savez un de ces célèbres school-bus
jaunes nord-américains. Mais les messages datent de plus de deux
ans et s'il n'y a pas de bus, le train sera reparti sans moi et je
serai bloqué deux jours à Bahuichivo où il n'y a pas
d'infrastructure hôtelière. Donc quand je vois mon antique
school-bus à la sortie de la gare, je suis rassuré. Enfin à
moitié, parce que sur les mêmes forums, se disait que la route
n'avait rien à envier à une descente aux enfers, à base de chemin
de terre sur cinquante bornes, à-pics sans glissières de sécurité,
taupinière, dos d'âne, nids de poules et autres obstacles aux noms
à base d'animaux.
Le petit bus, repeint en blanc pour la circonstance, est plein à
craquer. Les bagages entassés comme on peut. Certains debout dans
l'allée centrale. Les enfants sur les genoux des parents. Même le
chauffeur a ses enfants assis sur une espèce de planchette adossés
à la fenêtre de leur conducteur de père. J'ai cru à l’imminence
d'un sacrifice humain au départ, mais non, ils sont arrivés vivants
… eux aussi !
Le bus s'ébranle. Là tout le monde se cramponne. Un peu comme dans
les montagnes russes. L'adrénaline commence à monter, en prévision
du danger imminent. Mais j'avoue être un peu déçu. Les à-pics
tant attendus ne sont que de petits ravins. La vue n'a rien de
magique puisque la région, malgré son aspect légèrement
désertique, est boisée de pins, arbustes et autre végétation
sèche. Et la route est certes mauvaise mais ce sont surtout les
amortisseurs de compétition qui nous font faire des bons à chaque
trou dans la chaussée.
Seules deux petites "frayeurs". La première, classique,
c'est quand le chauffeur se met au point mort dans les descentes
alors qu'on est sensé aller droit vers un canyon ! La deuxième
ce fut quand le bus a pilé, au détour d'un virage à angle mort.
Une ambulance arrêtée au pire endroit possible. Non pas d'accident
mais c'est tout le bus qui a failli se retrouver dans l'ambulance.
Pourquoi ? Parce que les ambulanciers ne sont pas des
princesses ; ils ont besoin d'uriner de temps en temps. Que ce
soit dans un virage ou pas.
À mi-chemin, le bus s'arrête. Chacun se demande un peu pourquoi,
où, comment. Tout simplement, c'est la mi-temps, changement de
côté : les routes se séparent. Avec quelques uns, il me faut
changer de bus. Mais il y a du flottement dans l'air, comme si tous
ces habitués redécouvraient à chaque voyage qu'il faut changer à
mi-chemin. Des hommes en armes et treillis sont également là. Je
fais comme si tout ça était très naturel et évite de me poser
trop de question. La seule que j'aurai vraiment concernera leur âge :
les deux, là, avec leur fusil-mitrailleur, je
parie qu'ils ont pas 20 ans. L'autre avec son M16 paraît plus âgé.
Ils discutent autour du chargement, visiblement problématique, d'un
pick-up.
Au volant d'un autre vieux school-bus blanc, notre nouveau
chauffeur quitte le village qui répondait au nom de Mesa de Arturo.
Mentalement, je traduis "Table d'Arthur",
mais je n'aurais pas le temps de me poser plus de questions
historico-culturo-chevaleresques sur l'origine de ce nom. Là-bas,
oui, j'ai bien vu. Alors que les collinettes se succèdent depuis
tout à l'heure, celle que je vois paraît la dernière sur
l'horizon, le vide après. Et plus on se rapproche, plus le vide se
confirme. Et là, d'un coup, tout se dévoile ou plutôt se dérobe :
un trou gigantesque. On m'avait pourtant prévenu : « Tu
verras, c'est plus grand que le Grand Canyon ». En bon
Parisien, je les avais pris pour de bons Marseillais ! Tout
s'accélère, on s'approche du vide, on le longe maintenant. Il reste
20 kilomètres ; ce seront 20 kilomètres entre paroi et à-pic.
1.900 mètres de dénivelé et tout en bas, le petit village
d'Urique. Et comme sur toutes les routes du monde, le chauffeur
téléphone quand il ne discute pas avec le plus proche passager,
bien sûr en le regardant régulièrement (c'est pas poli sinon).
Mais je ne le blâme pas, celui-ci ne se met pas au point mort dans
les descentes.
A bord de mon petit bus blanc, l'adrénaline monte sérieusement,
inversement proportionnelle à la pente en face de nous. Bien que ce
bus ait dû rentrer en service sous la présidence de Franklin
Roosevelt, je choisis de me rassurer en me disant que les Etats-Unis
chérissent leurs enfants et l'éducation. Et qu'au pays de
l'obsolescence programmée, ils ont dû faire une exception pour les
bus scolaires. Rassuré sur sa robustesse, c'est maintenant moi le
gamin, tout excité par la vue et les circonstances un rien
exceptionnelles.
Arrivé à Urique, à nouveau personne à l'auberge. Pas même le
gérant, cette fois. Je pose mes affaires et file manger burritos et
patate cuite à la braise. Tout ça m'avait creusé l'appétit. A mon
retour, le gérant m'accueille : je serai seul pour les deux
jours. Mais c'est pas grave, l'auberge est en fait un ensemble de
petites maisonnettes, au calme à l'extérieur du village. Rustique,
minimaliste, mais très chaleureux.
A propos de chaleur, le lendemain, il fait un bon 45°C à l'ombre.
Je pense que j'avais la tête ailleurs la veille pour ne pas avoir
noté cette chaleur étouffante. A part manger les mangues qui ne cessent de tomber de l'arbre et des figues de Barbarie délicieusement fraîches, impossible de faire quoi que ce soit
dehors. Dommage je serai bien allé me balader. Je me contenterai de
quelques photos et d'un tour dans le village. Des petits vieux jouent
aux cartes sur une petite table installée à l'ombre, sur le
trottoir. Il y a des vaches et des chevaux qui se promènent dans les
rues du village. Et contre toute attente, c'est jour de match de
base-ball dans le petit stade !
La remontée du canyon aura été sensiblement identique à la descente ;
on penche juste dans l'autre sens. Et c'est finalement arrivé à la
gare pour la dernière partie du voyage que j'ai rencontré mon
premier compère de voyage, Bruno du Portugal. Malheureusement, il
arrivait quand je partais et voyageait dans l'autre sens de toute
façon. Mais on aura eu le temps de bien discuter quand même. La fin
du trajet en train aura prolongé un peu l'escapade dans les canyons.
Et tout ce petit tour m'aura libéré de certaines de mes craintes,
amplifiées par tous ceux qui me recommandent la plus grande
prudence, d'éviter de sortir seul le soir, de ne pas trop sortir mon
appareil photo dans la rue, etc. Maintenant il me faut arriver à
faire abstraction de ces dizaines de paires d'yeux et de regards,
pour le moins peu discrets, qui scrutent mes faits et gestes quand je
suis à l'extérieur.